Tout a commencé par un jardin. Il était touffu et dense, fertile et immense. Il contenait tout type de fruits et légumes, dans le désordre foisonnant de vie et d’espèces animales. C’est ainsi que nous imaginons le jardin d’Eden, et c’est ainsi, probablement, que notre Créateur l’a voulu. Mais il y manquait un principe d’ordre et Dieu créa l’homme, qu’il appela Adam (d’Adama le mot hébreu qui signifie terre) dont la vocation était celle de cultiver le sol. L’agriculture et le jardinage ont donc été les premiers métiers de l’homme. Si par la suite le peuple Juif a été si souvent dispersé, se tournant vers des métiers plus éloignés du sol, il n’est reste pas moins qu’il existe une vraie vocation, dans la Bible, de l’homme qui possède un lopin de terre et la cultive.
Dès l’apparition des premiers signes de vie monastique, vers le 4ème siècle, il fut vite compris que la prière seule n’allait pas suffire à ce type de vie. On dit que Saint Jérôme aurait même affirmé « que le démon te trouve toujours occupé ». Si le fils d’Israël doit travailler la terre et que le moine est l’exemple même du fils d’Israël, qu’il cultive son lopin de terre. La règle de Saint Benoit rédigée au 6ème siècle met définitivement l’accent sur la nécessite du jardinage dans le travail monastique. Le chapitre 48 « du travail des mains » va jusqu’à stipuler « Que si les Frères se trouvent obligés par la disposition du lieu, ou par la pauvreté du monastère, de s’employer à faire la moisson, cela ne les doit point affliger ; parce que c’est alors qu’ils seront véritablement Moines, quand ils vivront du travail de leurs mains, selon l’exemple des Apôtres et de nos Pères ».
Progressivement, à l’ombre des grands murs des monastères, la vie s’est structurée, les moines ont accueilli dans leur cloître des jardins des simples ou jardins des plantes médicinales. Les villages se sont agglutinés dans les pourtours, profitant de l’expertise des religieux, connus pour leurs nombreuses compétences. L’ordre cistercien né de la réforme bénédictine a été au centre des importantes améliorations agricoles du Haut Moyen-Age (défrichement de l’Europe, techniques agraires). Ainsi, de l’impulsion enracinée dans la Bible sont nées des compétences et des sagesses qui ont été transmises jusqu’à aujourd’hui.
Désireuse de comprendre le lien profond qui unit les moines à la terre je suis partie à la rencontre de certains d’entre eux. Ils ont généreusement ouvert leurs clôtures, parlé du vent du renouveau apporté par l’encyclique Laudato si’ et humblement expliqué comment jardiner est synonyme de prier.
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Dans le champ de l’Abbaye cistercienne de Hauterive, je regarde le ciel avec les frères Pierre-Yves et Claude. Ils savent reconnaitre les oiseaux à leur vol et connaissent les recoins de « leur » terre. Ils sont là depuis plus de trente ans. La lumière bleue du froid printemps éclaire les distances et nous partageons sur les nombreux projets de l’Abbaye, les tâches de chacun, la pyrale du buis et des enjeux de Laudato si’, la dernière encyclique du Pape. Frère Nicola que j’ai eu la chance de rencontrer et qui s’est échappé vers ses tâches, fait le travail d’herboristerie. Comme il y a mille ans et selon des recettes transmises presque par hasard il me fait la liste des plantes disponibles dans le climat fribourgeois, celles qu’il faudra « importer » (comme la lavande) et ce qui sera nécessaire pour produire les tisanes que l’on vient chercher de loin. Le potager d’un monastère servait et s’utilise encore pour les produits liés aux herbes aromatiques : crèmes, huiles de soin, tisanes. S’il y a un frère responsable de chaque tâche, Frère Claude gère les hectares de potager et permet que l’abbaye vive à 70% en autonomie alimentaire. Cela demande, l’été plus de 6 heures de travail quotidien mais permet de nourrir entre 20 et 40 personnes tous les jours. « Je connaissais mieux la mécanique avant, mais ici j’ai tout appris du jardinage » dit-il souriant. Les moines possèdent aussi des animaux (poules, canards, vaches et j’en passe), et un immense verger de 2500 m2 avec plus de 220 arbres à haute tige. Ils ne sont pourtant que 3 à me parler, et peu à travailler la terre.
C’est toutefois à Frère Pierre-Yves, responsable des vergers que revient la tâche de m’expliquer le passage du monastère au bio et ses implications. La charte est stricte et les consignes ont demandé des adaptations pour obtenir le label. Mais c’est quand on lui parle de Laudato si, que ses mains s’animent. « Comme pour Rerum novarum du Pape Leon XIII pour les questions sociales, Laudato si’ reprend les changements de la société et la conscience des problématiques écologiques et l’illumine de la foi. Il ouvre un domaine occulté autrefois, et met ces questions au centre de la vie chrétienne. Le respect de la création est le respect du pauvre. Ce sujet n’est plus facultatif dans la vie de la foi ».
Frère Pierre Yves me dit avoir participé à la première session Bec-Hellouin pour moines. Devant mon air hébété, patiemment il me parle de cette ferme dans le nord de la France dans le village du Bec-Hellouin, devenue modèle de l’agriculture en permaculture. Elle propose donc une nouvelle approche de l’agriculture, systémique, où hommes, nature, animaux travaillent ensemble et sont interconnectés. Non loin de la ferme, il y a un monastère où une quarantaine de religieux d’ordres divers se sont retrouvés, provoqués par l’encyclique et désireux de cette conversion. Ils ont commencé un chemin, crée une association, et iront d’un monastère à l’autre apprendre des techniques des uns et des autres et se soutenir dans le changement.
Est-on à l’aube d’une nouvelle révolution agraire cistercienne qui changera l’Europe comme il y a 1000 ans ? Frère Pierre-Yves ne le crois pas. « Nous sommes appelés à être un signe. Un monastère est un microcosme, lieu où on vit, travaille, prie, c’est important qu’une communauté monastique soit un exemple. Nous pouvons montrer que notre lien à Dieu passe par le respect de notre milieu »
Mais au cœur de la problématique la question ouverte demeure : « qu’en est il de notre lien avec la terre ? Ce lien est il pertinent alors que bien des communautés religieuses le suppriment, que les questions (aussi économiques) sont importantes ? C’est le cas par exemple du couvent des Capucins à Fribourg où le jardin a été transmis à un groupe de jeunes aux projets multiples et désireux aux aussi d’appliquer le texte du Pape François.
Frère Jean-Raphaël de l’ordre des Carmes déchaux, dans un tout autre registre, aborde ce qui est selon lui le cœur de la question pour les religieux. « J’ai toujours aimé jardiner, mes parents avaient un petit jardin ». « Mais c’est durant mon noviciat que le jardinage a été le plus formateur ». On acquiert, je le sais aussi, une grande sagesse en mettant ses mains dans la terre. Frère Jean Raphaël, lui, va jusqu’à dire que cette expérience façonne l’âme. « Le jardinage permet d’apprendre à accueillir les contraintes du réel, et c’est ainsi que on apprend à connaitre le bon Dieu. Ce n’est pas en tirant sur l’herbe qu’elle va pousser plus vite et pour Dieu c’est pareil, il a son rythme ».
C’est aussi une éducation du regard. « Il y a beaucoup plus dans un jardin que ce qu’y met le jardinier ». Ce dernier n’a pour ainsi dire qu’une toute petite tâche : « arroser, tailler, tondre et enlever les cailloux, nous faisons toujours les mêmes gestes, et pourtant ce n’est pas ça qui donne la vitalité au graines ». Il n’oublie pas de rappeler, comme Frère Pierre-Yves avant lui que le travail manuel est capital pour les moines « car cela évite la désincarnation » et cela rappelle que « l’incarnation est le chemin du ciel. La vie ça pue, et ce qui est propre et net, c’est la mort. A la fin d’une journée de jardinage on a travaillé, on a mis du purin dans les rosiers, on a été griffé par les ronces, mais c’est ici que la vie se déploie ».
Ainsi il est possible de dire, comme lui : « le jardinier est sans doute la plus belle fleur de son jardin ». Année après année, il œuvre à la beauté, éduqué par la répétitivité des gestes, et sans le savoir, c’est lui qui est travaillé par ce qu’il fait ». Le jardin est en effet cet endroit charnière où l’homme perçoit qu’il est tout autant créature que les fleurs et les moustiques mais aussi celui par qui cet ordre avec la nature passe et se construit. Alors que les premiers bourgeons peinent à sortir, dépliant le vert de leur tendresse, la nature pulse de vie et j’irai dans mon jardin, habitée par l’expérience des moines et par toute l’histoire de l’homme, comprendre pourquoi, moi aussi, je suis la plus belle fleur de mon jardin.
Article publié dans l’Echo Magazine