jétais assise en silence, écoutant le groupe de jeunes poser toutes sortes de questions à la religieuse cistercienne. «C’est difficile de ne jamais sortir?», «Etes-vous maîtresse de votre temps?», «Mais vous vous levez toujours à 5h?», «Vous avez de l’argent à vous?», «C’est pas dur de ne pas avoir de look?». A mesure que les questions fusaient, les écailles tombaient de mes yeux. Ces jeunes auraient pu me poser les mêmes questions. J’étais femme au foyer; reléguée moi aussi, comme les religieuses, à la catégorie des has been, métiers poussiéreux et méconnus de tous.
C’était hier: enceinte de mon cinquième enfant, ma recherche universitaire close par manque de fonds, je refermais la porte silencieusement derrière moi. Une maison, quatre enfants en bas âge, une tonne de temps et personne pour m’entendre hurler. Je me souviens avoir attendu mon mari comme le Messie, avoir pleuré quand il me disait: «Mais tu as passé la journée en pyjama?». Entre les rayons des supermarchés, je saluais les autres mamans avec un petit signe entendu comme des motards qui se croisent. Nous étions des survivantes. Je sortais avec des pulls recouverts de taches, parlais avec tous les inconnus par soif de conversation adulte et craignais les places de jeux comme la peste («le seul lieu où les mamans sont simultanément les geôliers et les prisonniers», dit Florence Foresti). Je me souviens du silence dans les hurlements, de la vacuité du plein de vie, des pensées courtes et de la découverte, après bien des mois, de la mort de Michael Jackson. Mais habitais-je une autre planète?
J’avais vu l’Afrique. Ce désert du far west était-il une aventure de plus que je pouvais embrasser? Je me mis à organiser mon temps: une heure de rangement par jour, un matin seulement pour les courses, des heures précises pour la lessive. J’allais coloniser le désert. J’allais dompter les quatre chevaux sauvages à coup de joie de vivre et de beauté. Je demandai à toutes les mères autour de moi ce qui les avait sauvées. Je découvris la technique de la lecture en cuisinant. Les enfants interrompent toutes les tâches (et surtout les toilettes), mais ils n’interrompent jamais les mamans qui cuisinent. Je compris surtout que je n’y arriverais pas seule, et j’entrepris d’aller voir chaque jour une autre maman dans sa solitude. Nous cirions les chaussures, plions le linge, partagions nos expériences et priions ensemble. Elles m’ont sauvée. Ainsi s’installa la douceur qui est le tissu du travail humble. Un pas chargé de sens à la fois, je plantai des arbres et fis du désert un parterre de fleurs. Dans le silence, je pus voir que toutes mes études m’avaient portée là, à vivre comme une religieuse, à embrasser la tâche que personne ne voit mais qui change le monde. A faire le travail le plus beau et plus important du monde.
article publié dans l’Echo magazine