Quand j’essaye de revenir aux goûts de mon enfance, je vois des gens plus que des plats. Je vois ma Nonna (grand-mère) qui frit des courgettes, et Joaquim notre immense cuisinier mozambicain qui prépare la matapa (plat traditionnel à base de noix de cajou, de petites-crevettes et de riz). Il y a enfin ma mère qui m’attend avec une cuiller dans un pot de beurre de cacahuètes. On ne choisit pas les goûts qui nous hantent, ni le moment où ils ressortiront de notre mémoire pour venir habiter, fugacement, le moment de maintenant.
Bien des chercheurs se sont penchés sur le phénomène des goûts et leur puissance évocatrice. Le mystère est d’autant plus grand que le goût est, en réalité, une construction de notre cerveau. Il est bien plus complexe que « salé, sucré, acide, amer et umami ». l’odeur (arôme), se mélange à une texture dans notre bouche, et aux sensations sur la langue. Par rétro-olfaction l’odeur de la nourriture va en arrière dans notre palais et rejoint nos narines. Là, regard sur le plat, sensation du plat en bouche et odeur du plat deviennent le goût. Chaque combinaison est unique et se fixe dans notre mémoire comme un point de repère pour d’autres bouchées. Le lieu, le moment, l’assiette, les amis, tout contribue à chaque unique perception. Je sais donc reconnaitre, quand je passe la porte de chez ma marraine, si les pommes de terre sont rôties à la poêle avec romarin et beaucoup d’huile ou si elle a choisi l’alternative « saine » et moins réjouissante du four. Les scientifiques disent que j’ai ainsi plus de 10’000 différentes combinaisons de goût hébergées dans mon lobe frontal. Elles se sont logées là, depuis ma petite enfance. Ainsi, en goûtant le merveilleux ragoût de chevreuil de ma belle-mère, la version élastique de mes 7 ans est remontée à la surface. J’étais tout à coup à ce morose repas de dimanche durant lequel j’avais été congédiée de la table par excès de caprices. Dans ma chambre j’avais caché des bouts de ragoût derrière la commode.
Avoir un souvenir est facile, le reproduire est impossible. Telle une migrante sans patrie, je remonte le chemin de mon histoire, imitant sans fin les plats reçus pour retrouver qui je suis, toujours déçue du petit « quelque chose » qui y manque. En effet personne ne saura jamais refaire les courgettes frites de ma Nonna. Quand elle est morte, elle a emporté avec elle une partie de ma mémoire. Mais ces souvenirs m’unissent aux miens, ceux qui sourient comme moi quand le rôti de porc de maman est trop cuit, mais parfait pour nous, ceux qui ont mangé la matapa de Joaquim toutes les semaines des années de guerre en Afrique. Ils seront là quand j’aurai « magiquement » fait resurgir une mémoire gustative, et qu’elle disparaitra aussi rapidement qu’elle est arrivée. Ils seront là et, à travers la parole, nous décrirons le souvenir partagé, la personne qui a donné d’elle pour que nous soyons qui nous sommes.
article publié dans l‘Echo magazine