Cher travailleur, alors que l’été bat son plein et que tu es coincé dans ton bureau, j’ai le grand désir de te prendre dans mes valises pour te faire quitter ta chaise ergonomique et ton ordinateur. Tu te glisseras dans mes valises faites en toute hâte, au milieu des tas de maillots de bains, des chaussures de montagne crasseuses et de la crème solaire potentiellement dégoulinante.
J’aimerais te faire sortir du sac au beau milieu des Grisons. Avant que des anglais viennent monter les sommets suisses (milieu du 19ème) nous n’avions jamais pensé à gripper nos montagnes par pur plaisir. Nous avons vu ces drôles de personnages à l’accoutrement absurde apparaitre, construire des sublimes hôtels, monter les cimes et revenir pour le thé de quatre heures. A travers les yeux des étrangers, nous avons aimé notre patrimoine de roche granitique et sauvage, les plantes des chemins, les délicates fleurs à ombelle chaude de soleil sans filtre et les ruisseaux sauvages d’eau turquoise. C’est ainsi que, porté par le romantisme de Heidi, mon mari amène notre tribu découvrir l’inégalité des chemins au grand air. Les villages sont toujours au bout de vallées sinueuses. J’aime croire que je fais le Paris-Dakar, la musique beuglant depuis les fenêtres ouvertes. Au premier jet de vomi qui décore le côté de la voiture je fais cependant moins la maline. A l’arrivée, alors que les pics semblent si proches, il faut être raisonnable, consulter la météo, lire d’incompréhensibles cartes topographiques et prévoir les balades.
Le touriste de montagne a un très drôle de look. Si on ne va pas en montagne sans équipement on reconnait vite les « pros » de la montée des familles nombreuses inadaptées à l’altitude. Le pro te regarde à travers ses lunettes miroir, ses lèvres déjà beurrées, un bandana bien roulé autour du cou. Son pantalon en matière « super technique » a de jolis zips qui le transforment en short pour le moment où il aura chaud et il porte un t-shirt moulant qui fait fi de ses bourrelets. « En montagne il faut des matières respirantes » te dit-il avec un air circonspect. Nous porterons, quant à nous, les 6 pulls de nos enfants, et les 6 coupes vents, heureux qu’ils sachent déjà soulever les pieds dans leurs chaussures extra-lunaires et priant qu’ils ne tombent dans aucun ravin.
Nous suivrons les chemins, sur les sentiers sauvages. J’aurai la gorge sèche et le soleil sur le dos. Le chapeau glissera et le bébé sur mon dos pèsera lourd de son poids endormi. Nous entendrons « on arrive quand ? » d’innombrables fois et tout à coup sur un surplomb à contre-jour, le sommet nous attendra. J’aimerais te dire que tous les efforts valent le moment mystique où les enfants regardent en contrebas la vallée de mousse et de granit coupant, par-dessus la ceinture des arbres et que je ne désirerai pas, à ce moment-là, être dans le silence froid de ton bureau.
Article publié dans l’Echo Magazine