Je me souviens du froid collant et des bottes trop petites qui coupaient mes mollets sous l’effet de la pluie. Les chaussettes avaient glissé une fois de plus, exposant ma peau au caoutchouc. Alourdie par le sac d’école trop rigide et par la faim de midi, j’attendais ma sœur à la sortie de l’école. Nous aimions faire une pause devant notre arbre préféré. Sous le manteau de feuilles, nous levions les yeux, les clignant devant la pluie fine pour voir tomber des petits hélicoptères. J’aimais me pencher vers l’odeur de goudron terreux pour chercher leurs hélices dans les feuilles gluantes. Lentement je pelais le noyau pour séparer les côtés et je collais l’hélice sur mon nez. Je ne suis pas la première à avoir fait ce geste, ni même le premier enfant à avoir été initié à la beauté de la nature par le majestueux érable. Le nom latin de l’érable est acer, ce qui veut dire acéré, piquant (pour en décrire les feuilles). Tantôt fine comme la main d’une fée (l’érable du Japon), tantôt immense comme la paluche d’un géant (l’érable sycomore), sa feuille ne permet pas vraiment de distinguer cet arbre des autres plantes. Il aime en effet prendre la forme d’un autre (érable à feuilles d’obier par exemple). Ce n’est alors qu’aux samares, ces graines ailées qui tombent vers l’automne, que l’on sait à qui l’on a à faire. Tantôt en grappe, toujours par deux, cette méthode de reproduction ne peut qu’émerveiller: petites ailes aux nervures émouvantes de perfection, ces graines éthérées sont aérodynamiques et tournent jusqu’à seize fois sur elles-mêmes en une minute. Elles s’envolent pour se disséminer au gré du vent et permettre la survie de l’espèce.
Puissamment généreux, l’érable est aussi l’arbre des bonbons. Son sucre est le plus fameux de tous. Produit en Amérique du nord, ce «miel» riche au goût de cassonade épicée est la sève de la plante, cuite et épaissie. S’il existe des érables à sucre en Suisse, ils ne produisent qu’une triste réplique du fameux nectar. Le secret, dit-on, est dans le dramatique froid hivernal du continent américain.
Enfin érable est synonyme de pantone, c’est-à-dire de dégradé de couleurs. Cet arbre, plus que tous, est l’incarnation des couleurs de l’automne. Tantôt vert, puis moucheté, enfin jaune or, orange mandarine, rouge flamme et bordeaux lie-de-vin, il nous prouve à lui seul combien c’est bien dans la nature que l’artiste a su puiser son sens du beau. Je l’appelle l’arbre des enfants. Lorsque je me glisse sous sa masse fluorescente de couleurs inimaginables, je redeviens l’enfant qui se faufilait sous ses grandes feuilles ruisselantes et qui attendait la chute aléatoire des petites ailes. S’il a le don de me faire voyager dans le temps, il mérite son nom.
Article publié dans l’Echo Magazine