On a tous grandi dans un lieu précis. Il était fait de pierres, de plantes, de lumières et de goûts: les couleurs des fleurs, les allées des chemins, le toucher des murs, l’odeur du bois. Les pas résolus et indifférents de notre enfance ne savaient pas qu’ils empiétaient gaiement sur l’étoffe de nos rêves futurs et des souvenirs qui allaient nous constituer. Si seulement j’avais pu dire à la petite fille aux taches de rousseur et aux jambes trop maigres de tout goûter au centuple afin qu’aujourd’hui ma mémoire sélective ne choisisse pas qu’un seul lieu où je me sens une, enracinée dans mon passé! Je passe le portail couleur rouille du jardin. Depuis toujours je sais que le bois, si près de la plage, est sec. Le toucher de la porte me rappelle mes nombreuses échardes et la patience de ma mère. Je suis en Toscane, dans la maison qui s’appelle, avec justesse, Campo ai Fioretti («champ des petites fleurs»). J’ai grandi ici, à l’ombre
du chêne maritime aux feuilles grasses. Je sais marcher pour éviter l’herbe qui pique et je reconnais le passage des sangliers dans le jardin quand le matin je regarde dehors. Les champs de la Maremma se déroulent derrière les haies de lauriers empoisonnés. Les fossés que j’ai évités en apprenant à conduire ont permis de dessécher cette zone marécageuse et porteuse de malaria. Ici on aime dire que Mussolini a permis aux habitants de descendre des collines et de repeupler des maisons libérées des insectes.Nous sommes dans le pays des pins parasols, arbres emblématiques de ce lieu sacré. Ma fille de 5 ans dit qu’ils ressemblent à «des fourchettes avec la salade au bout». Torturés par tant de proximité avec la mer, les arbres qui bordent la maison ont le nom que je leur ai donné enfant. Les allées de cyprès se multiplient et se devinent sur les collines qui descendent jusqu’à la mer. J’enseigne à mes enfants à regarder ces arbres, signes de la grande symétrie de la nature. Nous dévalons l’allée de Bolgheri (patrimoine mondial de l’UNESCO) le cœur dans la gorge, les larmes dans les yeux: trente ans plus tard, j’aime encore l’accélération de la voiture, la mer scintillante à l’horizon. Là, les cyprès pluricentenaires, biscornus mais unis, se multiplient sur quatre kilomètres et la route semble ne jamais se terminer.
Ma fille me dit que le jardin semble de plus en plus petit. Emue, je comprends qu’elle a commencé le grand exil de sa vie. Nous sommes tous exilés parce que le passé n’existe plus. Nous en gardons pourtant l’éternelle saveur, source d’une joie profonde. Il nous est parfois donné de retourner sur nos pas, de revisiter les lieux, de nous les réapproprier, adultes, pour pouvoir mieux les transmettre à nos enfants. Je souhaite ma Toscane à chacun.
Article publié dans l’Echo magazine