Cher travailleur, le moment redouté arrive : c’est août. Les allées du bureau résonnent et il n’y a plus de queue devant la machine à café. Tu rêves peut-être d’être ailleurs. Après tout, les manchettes de journaux ne parlent que de gens en maillot, de sable et de cocktails. Viens alors avec moi, même une seconde, là où le monde s’agglutine dans la chaleur autour de la promesse du paradis.
C’est en voyant les tableaux de Eugène Boudin (19ème siècle) que j’ai désiré regarder l’océan. Des femmes avec des crinolines, des ombrelles dans le vent, et l’infini dans le cœur et dans les yeux face à l’étendue immense du ciel qui touche l’eau. C’est ainsi que je prends mon petit peuple et que je roule des heures, comme l’Europe entière (dit le TCS qui me prévoit des bouchons), vers les plages. Je me suis équipée des petites applications très utiles, celle qui prévoit les marées et la météo, celle qui fait des petits sons qui éloignent les moustiques, celle qui calcule les heures au soleil. Et là, entre l’eau éternelle et moi, il y a la foule. Le champ de parasols rivalise avec les nouvelles techniques, petites tentes coupe-vent, chaises pliables ultralégères et nous zigzaguons entre ballons et bouées pour une place sur le sable brûlant.
Les italiens ont inventé la parole farniente (ne rien faire) pour décrire ce moment, au creux de l’été, où la chaleur est si intense qu’elle devient moite lenteur et temps suspendu. Ce mot n’existe pas dans le vocabulaire d’une famille nombreuse où, quand on a mis la crème solaire à tout le monde, il semble être déjà midi. L’eau pique, oui, colle, effectivement, est terriblement salée -j’avais oublié de le leur dire-. Alors que la soirée approche et le monde se fait rare, la marée se décide à revenir et nous construisons notre premier château de sable. Sais-tu, ami travailleur qu’il y a des vraies techniques dans cet art ? Il faut toujours commencer par le centre pour bâtir l’extérieur et le sable doit être humide mais pas mouillé. Des tours, des creux, des douves, des pont-levis : on révise le cours d’histoire du Moyen-Âge sur les châteaux. Alors que le dernier cherche des plumes, le plus grand creuse le canal qui fera arriver l’eau. Les marcheurs du soir du bord d’eau s’arrêtent et nous observent. Il y a la place pour 16 mains autour de cette forteresse et une étonnante unité. Nous savons que le temps est compté, que la marée monte et détruira en quelques vagues, l’étendue de nos efforts. Il y a même un peu de mélancolie dans nos gestes, et quelques pleurs quand il est temps de partir et de quitter notre sublime réalisation.
Demain nous reviendrons, et la plage sera lisse, sans trace de nous. L’océan ne fait pas d’exception et aplatit tout, efface et suce dans sa puissance les détails de ce que nous désirions garder. Peut-être que le peuple de la plage, distrait, confus, a été attiré ici pour apprendre cette grande sagesse que déjà Boudin peignait : là nous voyons que notre moment n’est qu’un fulgurant instant.
Article publié dans l’Echo Magazine