A 18 ans, surprise dans un moment de démesure, j’acceptai de participer à une mise en scène du Petit Prince dans lequel on me donna le rôle de la rose. Si cet instant me permit d’atteindre le sommet du ridicule en costume de satin rose et collants verts, il fut avant tout le début de mon rapport conflictuel avec cette œuvre surinterprétée de la littérature française et surtout avec le personnage incompréhensible que je jouais. Le Petit Prince aime une rose, seul personnage féminin de l’œuvre. Un personnage sublime mais faiblard, orgueilleux, qui blesse et qu’il met sous une cloche. Chaque rose que je croise depuis ce fatidique moment de gloriole me questionne. Cette fleur unique est-elle vraiment aussi ambiguë ?
Ce n’est pas le cas à Hildesheim, dans le nord de l’Allemagne, où en l’an 815, le roi Louis le Pieux fit dire une messe à l’extérieur de la cathédrale dédiée à la Vierge. Il suspendit un reliquaire de cette dernière à une branche de l’églantier (Rosa Canina) qui poussait le long des murs de l’église. A la fin de la messe, le reliquaire s’était entremêlé dans les branches rendant son détachement impossible. Ce rosier sauvage pousse encore, plus de mille ans après, à une hauteur de 13 mètres, pour un tronc de plus de 50 cm d’épaisseur. Il a survécu aux bombardements de la deuxième guerre et carbonisé, refleurit après 3 mois. On est bien loin de la plante fluette et délicate du Petit Prince. La rose est d’ailleurs figure de bien des miracles et des apparitions. C’est elle, par exemple, qui apparait sur un sol gelé, le 12 décembre 1531, à Juan Diego sur un haut plateau de Mexico. Elle est cadeau de la Vierge Marie, pour aider le jeune homme à prouver qu’Elle est bien apparue. J’imagine le jeune homme, à genoux, dans le froid de la roche volcanique, ramasser une à une, les fleurs aux épines mordantes et à la couleur sanguinaire.
L’énigme de la nature veut que l’on taille les rosiers en fin d’hiver alors que l’on contemple le mystère de la douleur de la Vierge dans la mort de son fils sur la croix. Les doigts engourdis, sans trop de logique, j’élague les rosiers noircis par le gel, branches faméliques et piquantes de promesses de beauté estivale, de chaines de fleurs, comme les points d’un rosaire. On ne peut pas mettre une rose sous une cloche. Exposée à la violence des éléments, à l’inconscience de mon sécateur, elle s’offre à moi et légendairement facile, repoussera coûte que coûte.
Du Petit Prince à la Grande Reine, il n’y a qu’un pas dont j’observe les modulations dans un face à face avec ma plante. Le rosier est la plante à fleurs la plus puissante et légendaire du jardin. Si je retiens une sagesse du Petit Prince c’est qu’il avait individué dans cette plante toute la noblesse du monde.
article publié dans l’Echo Magazine