A l’infini les cailloux « cailloutaient » de poussiéreuse monotonie grise. Comme une petite fourmi, notre bus traversait le désert du Kalahari vers un but invisible. De l’arrière, occupée par mon adolescence, j’ai entendu le bruit de la crevaison du pneu. Je me souviens de ma mère, de son regard perplexe, de sa petite robe lilas, et du cric qu’elle a pris en main. Elle s’est couchée sous l’arrière, alors qu’une rare pluie trempait son dos, a exhibé la roue de secours. Je me souviens de son corps mince et de l’immense voiture soulevée par le cric. Enfin, nous sommes repartis, sûrs d’être invincibles.
Je me rends à une importante rencontre et j’ai tout prévu : la voiture neuve, le pantalon chic, la ponctualité. Sur le pont de Gruyères le bruit appelle mon souvenir : crevaison. Si l’Autogrill tout proche n’est pas le Kalahari, il n’est pas plus hospitalier. La voiture penche et fume et tout semble complexe et disproportionné comme mon sens abyssal de maladresse. Pourtant face à la vue sublime et le soleil levant, relever le défi s’avère possible et j’arrive peu à peu à trouver l’évènement ridicule. Je trouve vite le cric, petit paquet de lourds métaux imbriqués. La roue somnole, vissée à l’arrière. Détachant le « dévisse-boulons » du cric, je m’apprête à l’emboiter dans les boulons comme j’ai vu Charlie Chaplin le faire dans les temps modernes. La flaque brillante du soleil m’arrête : que faire de mon joli pantalon ? Je ne m’arrêterai pas à ça ! Etonnée de la force nécessaire pour dévisser un simple boulon à l’envers, il tombe lourdement. Je prends une assurance qui ne dure qu’une demi-minute car le deuxième boulon tourne à vide. J’essaye de secouer la roue pour la libérer, je pousse et je tire, les mains noires, le pantalon sale. L’humiliation monte amère devant les voitures qui ralentissent, mon idéal de la femme (à peine mis à l’épreuve) et le souvenir vivant de ma mère capable de tout. La roue ne veut simplement pas tomber sur le sol.
Je me résous à remonter vers le restoroute et à téléphoner au service de dépannage. Pour une roue ! ma vexation ne veut pas se calmer. L’effroi tombe alors ; « il faudra plus d’une heure » me dit le téléphoniste courtois. Je vais devoir avoir l’air de la demoiselle en détresse et demander de l’aide. Traduisant sur google « changer la roue » en allemand, je me rends vers les militaires affaissés. Le barbu marmonnant prend deux amis, se couche dans l’eau sans arrière-pensées, défait le cric, soulève la voiture comme une plume et change avec maestria le pneu. La messe est dite.
Tel le souvenir infime qui colore tout, j’avais associé maternité et féminité à la témérité de ma mère durant cet unique moment. Elle avait pourtant souvent demandé de l’aide. L’audace de l’humilité, voilà un vrai défi, car il y aura bien d’autres pneus dans ma vie -et je m’en réjouis-.