Dans sa robe fraîche du matin, ma mère coupait le pamplemousse en deux. Le jus coulait sur la table d’où je regardais le rituel quotidien: elle amenait le déjeuner à ma grand-mère au lit. Elle tournait avec adresse le couteau sur le pourtour de la matière rose. Puis elle pénétrait le long des quartiers et recouvrait le soleil rose d’une croûte de sucre. J’attendais qu’elle ait quitté la pièce pour lécher la table. Le goût profond mordait le fond de ma mâchoire. Amer décidément, mais aussi acide, sucré, complexe et terriblement jouissif.
Le goût amer n’est pourtant pas le bienvenu dans notre bouche. Chez nous tous, il provoque même parfois une grande grimace spontanée. Signe de toxicité et poison, il est souvent repoussé par notre corps. Il est présent dans une grande quantité de produits et il nous est pourtant impossible de pointer du doigt les aliments profondément amers. Il y a des fromages (camembert), des légumes (chou, endive), des fruits (abricot), des boissons (thé, bière). L’amère vérité est pourtant là: puisque nous fuyons l’amertume, l’industrie agroalimentaire, capable de reconnaître les toxines responsables de l’amertume des aliments (alcaloïdes par exemple), a réussi à adoucir ce goût. En contrepartie, notre cuisine devient plus douce: sans le savoir, notre nourriture glisse sensiblement vers des goûts plats et lisses. En effet, en cuisine, l’amertume n’est jamais recherchée pour elle-même: elle contrebalance les goûts sucrés ou acides, permettant la profondeur et l’intensité du ressenti.
Les Italiens, eux, font exception. Depuis la Rome antique, le goût amer est présent et valorisé dans le Sud, des merveilleux apéritifs à base de plantes (Campari), aux salades (roquette), légumes (artichauts), viandes en sauce, vins (amarone della Valpolicella), desserts aux agrumes, digestifs (Fernet Branca) et café. Ils ont compris que l’amertume augmente la salivation et ouvre l’appétit, stimule le foie et aide à la digestion, enfin il favorise la sécrétion de bile qui permet l’élimination. Il est le goût secret qui rend la cuisine italienne parfaite pour le corps et profondément ancrée dans ma mémoire des saveurs. Je me souviens en effet des bonbons amers au papier vert et violet que ma grand-mère gardait dans sa borsetta (son petit sac à main) per digerire (pour digérer). Il y a une science et une philosophie du goût. Dans sa perplexe complexité, l’amertume est la pierre angulaire mais cachée de la tradition culinaire européenne (qui n’est pas seulement italienne). Je vous invite à la chercher et à la redécouvrir pour retrouver comme moi vos souvenirs d’enfance et la transmission des saveurs. Commençons par les grimaces de nos enfants puisque derrière chaque grimace il y a le souvenir d’un pamplemousse rose.