lorsque j’avais 10 ans, ma mère entreprit de nous envoyer, ma soeur et moi, apprendre l’anglais sur la côte sud de l’Angleterre. Nous découvrîmes alors, éberluées, l’exotisme de la différence culinaire: toasts recouverts de monticules de pâte en boîte, oeufs au plat et ketchup, absence de légumes et frites servies dans du papier journal. La maison nous manquait, mais un simple goût remontait le chemin de notre cordon ombilical culinaire. Quand Auntie Margaret (notre hôte) étalait de la confiture de fraises sur les toasts beurrés, l’Angleterre semblait soudain plus accueillante. Pour une bonne confiture, il faut les meilleures fraises, et j’essaie de m’en souvenir dans le champ de cueillette en libre-service. La paresse me prend, en effet, et je vais vers les premières venues, abîmées et louches, afin ne pas gravir la colline. J’en cueille finalement toujours trop! Ensuite, nettoyées et débitées, elles attendent que la magie opère. Mes fraises désirent en effet être ensevelies dans du sucre. Vraiment? Du sucre? La confiture est le plus ancien moyen de conservation des fruits, et le sucre permet cette préservation en aidant à l’élimination de l’eau (responsable des moisissures). Une directive européenne s’est même donné la peine de définir la quantité minimale de sucre nécessaire pour que cela soit officiellement une confiture (55%). La quantité maximale, quant à elle, donne lieu à un immense débat. Si j’opte pour un rapport 1:1 (1 kilo de fraises pour un kilo de sucre), ma confiture survivra à toutes les guerres, mais personne ne la mangera. Si j’opte pour une quantité plus raisonnable (1 kilo de fraises pour 600 grammes de sucre), elle sera adorée, mais il est possible que j’ouvre mon pot et que j’y trouve un jardin de petits champignons. En attendant, les fruits nagent dans leur propre liquide et il est temps de cuire mon mélange. Je garde en mémoire ma première confiture, devenue du caramel, et contrôle la cuisson avec attention. Comment découvrir le moment magique où le mélange est suffisamment épais? La confiture chaude, en effet, n’a pas la consistance qu’elle aura une fois refroidie. Elle doit s’épaissir quand elle touche un objet froid (une goutte sur une assiette par exemple). C’est alors que je dois écumer la mousse (les «impuretés du fruit») qui s’est formée à la surface et la mettre en pots. Malgré l’entonnoir, les pinces, le tablier, l’assiette et la louche, il y a toujours de la confiture collée sur le dos de mes oreilles, le sol, le plan de travail et les murs. «Comment est-ce possible que tu en mettes partout?», me dit mon mari hilare. Moi je pense: «Pourquoi n’ai-je pas assez de pots?». Je suis fière de mes pots. Mais cette année encore, j’ai un pincement au coeur. Ma confiture n’a ni la couleur ni le goût de celle de mon souvenir anglais. Le goût provenait-il du sourire aimant d’Auntie Margaret?
Douve Frieden
article publié dans l’Echo Magazine