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«Comme un arbre dans la ville, je suis né dans le béton, coincé entre deux maisons, sans abri, sans domicile» disait Maxime le Forestier dans sa célèbre chanson du même nom. Dans les années 1970, le chanteur, comme tant d’autres, s’insurgeait contre le monde industriel dans lequel les enfants ne connaîtraient que le sol morne des cités, lieu de rapports stériles, des horizons maculés et des rêves minuscules. Aujourd’hui, la vague de béton qui a r
ecouvert le monde semble ne plus gêner personne. Il s’agit pourtant d’une déferlante puisque depuis 2006, plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. Dans certains pays de l’OCDE, ce ratio dépasse 80%. En Suisse, 85% de la population est urbaine. 30 % de la population mondiale vit dans des villes de plus d’un million
d’habitants
. Ce constat est alarmant: on parle de mégapoles lieux de pauvreté humaine, sociale, et écologique. Ce problème ne concerne pas que les pays développés. Sur la trentaine de villes de plus de 10 millions d’habitants, 19 sont situées dans des pays en développement. La plupart d’entre nous résident donc dans un monde devenu vertical.
Comment vivre dans un univers où la nature n’existe presque plus? Les allée d’arbres, les parcs polis coincés entre deux immeubles, tachés de jolies places de jeux ou simplement abandonnés, suffiront-ils à compenser l’absence cruelle de vert fondamental? Notre nouvelle réalité nous met face à de nombreux défis (pollution, maladies, abandon du rythme naturel, problèmes d’éducation, mais aussi de biodiversité et d’autosuffisance alimentaire pour n’en citer que quelques-uns). L’homme a développé des stratégies extraordinaires pour faire face à ces conséquences néfastes. Le mouvement communautaire «incroyables comestibles», né à Tormorden (Royaume-Uni) en 2008, a imaginé des bacs publics de micro-potagers de partage dans de très nombreux pays. Le mouvement des guérillas vertes (ou guérillas jardinières) occupe les lieux vides (anciennes décharges, décombres) et utilise des gestes forts comme le lancer de grenades de graines dans les terrains vagues pour sensibiliser le grand public aux problèmes écologiques.
Enfin, dans de nombreuses villes, des espaces abandonnés ont été transformés en jardins communautaires (Berlin, Paris, Amsterdam, New York). Le plus vivant et créatif de tous ces mouvements reste cependant la reconquête des balcons domestiques. Comment? Aussi banal que cela? Oui! Du point de vue de sa surface, l’espace cumulé de tous les balcons d’immeubles est équivalent à d’immenses terrains de reconquête du vert. A travers les alvéoles privées de béton, il est possible en outre de participer à l’enrichissement de la biodiversité et à l’autosuffisance alimentaire. On compense ainsi de manière personnelle une grande partie du déracinement que l’homme vit depuis qu’il est citadin. Ainsi, décorer son balcon avec des géraniums est devenu un geste éco-citoyen!
Jardiner sur son balcon est un défi en soi. Des dizaines de mètres au-dessus du sol, la jolie niche de béton est prévue pour amener de la lumière et donner l’impression luxueuse d’être dehors. Elle n’a pas été conçue pour devenir un lieu vert. Quels sont les enjeux de cette entreprise? Afin de comprendre les défis du jardinier de balcon, j’ai accompagné une novice en matière de jardin en formation d’herboristerie: Virginia, jeune mère dynamique qui désirait aménager son petit promontoire. On nous dit dque les premières questions à nous poser sont simples: où est situé le balcon? Combien d’heures par jour voit-il le soleil? Y a-t-il beaucoup de vent? Peut-il supporter le poids des plantes? Ces questions vraiment concrètes ne sont pas si simplistes. «Tu sais de quel côté le soleil se lève?», me demande Virginia en tirant la porte coulissante du balcon. Au milieu des immeubles, nous avons compris que l’humain du 21e siècle, urbanisé, a perdu le sens du nord (et donc de l’exposition plein sud)! De plus, comment pouvoir vraiment, face à d’autres murs d’appartements et avec le soleil changeant des saisons, déterminer l’exposition optimale? Loin des arbres, dans un appartement bien isolé, il est difficile de dire combien le vent frappe les murs de l’immeuble. Ce n’est qu’une fois sur le balcon que nous avons compris ce que nous savions déjà. «Il y a bien plus de vent au 5e étage qu’au rez-de-chaussée!», nous sommes-nous dit en riant, les cheveux dans tous les sens. «Que désires-tu et quels sont tes moyens?» est la question la plus évidente qui vient ensuite. On peut (presque) tout planter sur un balcon si le budget est infini et le balcon assez grand. Ce n’est pourtant pas la réalité de la plupart d’entre nous.
L’espace est en effet le plus souvent réduit, les étages à gravir nombreux, parfois sans ascenseur, et les grandes plantes sont chères. Il faut donc devenir créatif et privilégier la verticalité. Internet regorge d’idées intéressantes comme l’utilisation de sacs de jute, de palettes de bois, de boîtes de conserve trouées ou de bouteilles en plastique suspendues qui permettent de répondre à la double exigence de l’espace et du budget. A l’intérieur de ces conteneurs, posés en espaliers ou simplement accrochés sur les parois, on peut planter fleurs et légumes de manière efficace. «J’aimerais quelques fleurs qui sont importantes pour moi», dit mon amie herboriste (elle a choisi le calendula, la camomille, la lavande, les pois de senteur et les capucines), «ainsi qu’un petit potager avec des tomates, de la salade, de la roquette et une courgette». Puisqu’il n’existe pas de potager sans plantes aromatiques, elle a aussi choisi du thym, du basilic, de la menthe et de la marjolaine.
Afin de répondre au défi que nous nous étions lancé avec un petit budget, nous avons choisi de privilégier les semis (la plupart des sachets de graines coûtent moins de trois francs). Pour un choix optimal des plantes qu’il désire, je conseille à chacun de découper les images des plantes qu’il aime dans les magazines ou de les photographier quand il les rencontre. Le personnel des jardineries est disponible et compétent pour orienter dans le choix des plantes appropriées. Nous avons décidé d’aménager une palette de bois et d’utiliser des caissettes de fruits pour y planter les salades. Le problème majeur du balcon arrive ensuite: comment faire venir l’eau? Comment s’écoule-t-elle? Si la terre d’un jardin est relativement irriguée, il n’en va pas de même pour un balcon qui a souvent des frères jumeaux au- dessus et au-dessous de lui. Il faut envisager des allers-retours de la cuisine ou de salle de bain avec un petit arrosoir quitte à salir le chemin qui mène de l’un à l’autre. L’arrosage doit être fréquent, car les plantes en pot se déshydratent plus vite. «L’eau sale tombe sur le balcon des voisins!», avonsnous remarqué avec effroi! La verticalité a en effet bien des conséquences! «Je ne pensais pas qu’il y avait autant de paramètres à connaître», dit Virginia en contemplant le travail fini. Le balcon est prêt, et comme tous les jardins de printemps, il attend que le soleil l’embrasse, le colore et le rende vivant. Alors, comme tous les jardiniers, Virginia verra et appréciera les fruits – les fleurs et les légumes – de ses efforts.
Le mouvement de la reconquête des balcons a déjà de nombreux adeptes qui ont fait d’intéressantes constatations: des grandes villes dont Paris, mais aussi Genève et Lausanne, ont vu revenir les abeilles. Attirées par l’incroyable biodiversité que l’on trouve dans les petits espaces de verdure, loin des pesticides des grands champs, elles ont retrouvé le chemin des fleurs. De là est né un nouveau miel, le miel de ville, au goût incomparable. On les avait données pour mortes, disparues, sentinelles d’un monde qui courait à sa fin. Et pourtant, grâce à des petits gestes individuels, peut-être même grâce à la futilité de vouloir quelques fleurs à sa fenêtre, elles reviennent. Mettons tous une fleur à notre balcon.