Quand j’étais petite, j’étais punie si je ne mangeais pas mon ragoût. On m’envoyait alors dans ma chambre où je mâchais et remâchais des morceaux que je finissais par cacher derrière l’armoire. C’est le sort de la viande dure dans l’assiette de nombreux enfants. Plus tard, j’ai compris que la cuisson de la viande dépendait du temps de cuisson, de la qualité de la viande et de son âge: le vieux boeuf acariâtre n’est pas identique au petit veau amical. Moins une viande contient de gras et de nerfs, plus elle est de qualité.
Depuis l’invention du feu, il y a 500’000 ans, l’homme aurait eu le temps de comprendre et de maîtriser l’art de cuire la viande. Il n’en est pas vraiment ainsi. On apprend la poussée d’Archimède et la pensée d’Aristote, mais l’art d’une bonne cuisson est rarement enseigné. Depuis la libération de la femme, cette tendance s’est même accélérée. Le rêve d’une viande juste saisie (c’est-à-dire cuite rapidement)et tendre ne me quitte pas et, chez le boucher j’aime choisir les «bons morceaux», symboles de luxe pour des moments de fête.
Préparant un goulasch hongrois, j’ai pourtant opéré une révolution culinaire. Comme cela m’arrive souvent, j’avais oublié ma casserole sur le feu et le goulasch mijota pendant six heures. La viande qui me faisait peur comme le ragoût de mon enfance devint un délice en bouche. Je écouvrais la tradition de la cuisson à l’étouffée (ou dans ses variations: l’étuvée, la cuisson braisée) des morceaux de viande les moins chers. Il suffit de les mettre dans une casserole accompagnés d’épices et d’un peu de liquide, de recouvrir et de cuire à démesure sur feu doux. Cette transformation n’est possible que pour les morceaux de viande âgés ou trop gras dont souvent personne ne veut. Le liquide et la chaleur transforment la consistance de la viande en faisant fondre le gras qui se mélange aux épices. Les rillettes, le brasato tessinois qui accompagne la polenta, la carnita de porc mexicaine qui orne les tacos et mon goulasch hongrois: tant de recettes de viandes initialement dédaignées à cause de leur apparente pauvreté. Mais redécouvertes grâce à un retour vers ce qui est slow dans la gastronomie.
Dans ce monde de vitesse, de luxe et d’apparence, il existe une denrée que personne ne peut acheter: le temps. Cuire une viande toute une journée pour un ami aura toujours plus de valeur que lui offrir un morceau de primeur.