Dans la liste des petits ou mirobolants sacrifices que les catholiques font pour le carême, la tradition propose deux jours de jeûne et d’abstinence de viande, tous deux signes de pauvreté. Je m’amuse à aller d’ami en ami en demandant «et toi, tu fais quoi pour le carême?». C’est curieusement que j’ai approché mon ami végétalien (végane), habitué à une certaine forme de détachement de la nourriture et à l’abstinence de viande pour demander: «Et toi, comme signe de pauvreté, vas-tu réintroduire la viande?».
J’ai en effet essayé d’embrasser la cuisine végétalienne par amour du défi, par désir de compréhension pour ce monde si lointain, par provocation. J’ai acheté de fameux livres de cuisine (dont le sulfureux Thug Kitchen, mangez comme si votre p*tain de vie en dépendait, best-seller mondial en ce domaine) et j’ai plongé toute entière dans les graines et le soja. Serais-je capable de faire un hamburger comme chez McDonald’s? A la réalisation du pain brioché, j’ai constaté que les aliments ont des propriétés que nous sous-utilisons. Les véganes sont des chimistes en devenir capables de transformer toutes les denrées. Les graines de lin broyées et trempées dans de l’eau, devenues gluantes, remplacent parfaitement les oeufs. Le pain des hamburgers, que j’ai cuisiné comme un savant fou (à base de lait de soja et de graines de lin gluantes), a presque parfaitement rendu l’effet tendre, rebondi et doré du pain McDonald’s. Je devais ensuite réaliser une mayonnaise sans oeufs. Et c’est ainsi que devant mes yeux ébahis, le lait de soja, liquide comme de l’eau, est devenu épais alors que je l’émulsionnais à l’huile. Il ne me restait qu’à recouvrir l’infâme (c’est personnel) goût de soja par beaucoup de citron et de moutarde. J’avais ainsi créé une végénaise correcte. Des noix de cajou trempées une nuit et amollies, broyées et assaisonnées, se sont substituées au fromage blanc. Le burger enfin, constitué de haricots noirs, de riz, d’épices et d’herbes, était une vraie réussite. J’avais accompli l’impossible: un burger végane de son pain à son contenu que mes enfants pouvaient manger.
Et pourtant il y avait, dans tous ces gestes, un manque de spontanéité, une construction, une programmation dans mon rapport aux aliments qui n’avait rien de naturel. De fois en fois et dans tous mes essais (qui ont été nombreux et parfois même culinairement réussis), j’ai compris que j’étais dans le contraire de la pauvreté, qui est aussi un simple recevoir. J’étais dans la construction d’une nouvelle identité, dominée par mon projet. C’est pourquoi je peux dire qu’il faudrait à un végane de la viande pour le carême. Il abandonnerait ainsi, comme moi (et ma triste soupe du mercredi des Cendres), juste pour quarante jours, le rapport construit qu’il a avec le monde.