Je me réveille dans la pénombre. Le toit de palme craque sous le souffle du vent d’automne. Ma femme a déjà soulevé la moustiquaire et prépare à l’extérieur les tamales (pains de maïs et de viande) que je prendrai avec moi. Je passe par l’unique autre pièce de mon logement, consacrée à la prière : je confie ma journée à la Vierge de Guadalupe, protectrice de mon peuple, et je m’équipe de ma machette. En silence je m’enfonce dans la jungle. On m’appelle Juan-Pablo et je suis descendant du peuple aztèque. Nous sommes en 1902 et comme mon père avant moi, je suis cueilleur de fèves de cacahuatl (cacao). Le cacao est le trésor de mon peuple. On se transmet de père en fils depuis des millénaires l’art de cultiver cette fève aux graines qui s’échangent contre de l’or. Dans l’aube, je cherche les arbres lourds. Je les reconnais à leurs feuilles oblongues et à leur écorce tachetée de blanc. Si le cacaotier vit dans la grande chaleur, il ne peut survivre qu’à l’ombre d’arbres fruitiers exotiques, manguier, bananier, palmier. Au plus profond de la jungle je marche avec délicatesse, évitant les iguanes qui se réveillent pour chercher les premiers rayons du soleil. Devant moi l’arbre se dresse. Dès le bas de son tronc, il est recouvert de gros fruits à la peau boursouflée de couleur tantôt verte, tantôt rougeâtre. A la place du soleil dans le ciel, je sais que l’automne approche – c’est la saison de la récolte. Sous les arbres, je retrouve mes pairs. Nous grimpons pour laisser choir les fruits nombreux par centaines. Alors que la chaleur monte et que l’humidité gagne la forêt et étouffe mes gestes, nous faisons une pause et bénissons notre casse-croûte. L’heure est arrivée d’amener les fruits au lieu de la fermentation. D’un coup sec nous ouvrons chaque fruit pour laisse apparaître la grappe de graines et son emballage gluant. Je veille à ne perdre aucune graine. Elles sont ensuite déposées dans de grands conteneurs en bois où elles fermenteront une semaine entière. Nous veillons à la température de fermentation (jamais plus de 45 C°) afin de protéger le goût. La semaine prochaine, j’étalerai les graines au soleil: elles sécheront et je pourrai les griller. J’ai ici tout ce qu’il me faut: le bois pour les conteneurs provient du manguier que je brûlerai pour torréfier les graines. Les femmes quitteront leurs tâches quotidiennes pour éplucher à la main chaque graine et révéler la chair poreuse de cacao, facile à broyer sous une meule de pierre. Pour mon peuple, le cacahuatl était dédié aux sages et aux dieux. On me dit qu’aujourd’hui il est utilisé pour faire du chocolat, un luxe pour les riches. Si je n’en connaîtrai jamais le goût, je sais la valeur de chacun de mes gestes.
Aujourd’hui encore, 95% du cacao mondial provient de petits producteurs locaux qui le ramassent à la main.