Bobby Leach (1856-1926) n’avait peur de rien. Devenu célèbre pour avoir, le premier, descendu les chutes du Niagara dans un tonneau, il entreprit par la suite bien d’autres aventures tout aussi loufoques, mais tout aussi réussies. Puis il passa la moitié de sa vie à courir les foires du Canada pour y raconter ses aventures. C’est ainsi qu’un jour il glissa sur une peau de banane et mourut des suites de sa chute.
J’ai glissé sur une peau de banane moi aussi. Fascinée et un peu dégoûtée par le monde insolite de la gélatine, j’avais décidé de mieux le comprendre et de vous raconter ma nouvelle passion. J’ai ouvert des livres et fait des recherches. La nature qui nous entoure contient naturellement de la gélatine: dans les plantes (les algues), les fruits (la pectine) et les animaux (le collagène), il existe une substance qui permet de transformer les liquides en gelée, qui fige ce qui est coulant et rend fondant en bouche ce qui n’y aurait laissé aucune trace. Car nous utilisons la gelée pour sa texture, résistante mais moelleuse, qui perdure dans l’étonnement de la rencontre avec notre palais. J’ai suivi un cours à l’Université de Harvard pour mieux appréhender le lien entre science et cuisine et l’étonnant résultat tremblotant (comme ces pâtés beiges aux légumes flottants des années 1950). Quel monde infini! De l’extraction du collagène de porc pour en faire des feuilles de gélatine aux oursons en gomme transparente (une de mes sources principales de sucres, moi qui déteste le chocolat), le monde de la gélatine était à moi. J’aurais pu faire ma gélatine moi-même en cuisant des pieds et des os de porc dans du bouillon afin d’en extraire du collagène (la gelée que nous retrouvons dans nos restes de viandes- dans nos plats de poulet figé, dans le fond du merveilleux rôti du dimanche quen nous mangeons en cachette la nuit juste tiré du frigo). Mais j’ai pris un raccourci: un sachet de poudre, une quantité d’eau précise, une couleur rose princesse qui promet un goût «exotique» et un moule «rétro». Cela semblait clair comme… de la gélatine. On m’avait dit d’attendre que le liquide s’épaississe pour introduire les fruits afin qu’ils ne bougent pas. Sur la masse figée, j’ai coulé une seconde couche avec une autre technique: des feuilles de gélatine gonflées dans de l’eau froide, puis fondues dans de la crème sucrée. J’ai retourné le gâteau plusieurs fois durant la nuit pour contrôler le rendu visqueux et observer le changement de la matière. Le lendemain, le temps du démoulage est arrivé. Dans l’enthousiasme du grand moment, j’ai décollé les bords, omettant une étape évidente: tremper le tout dans de l’eau chaude.
Dans le bruit flasque et bien peu compact d’un évident ratage, le contenu a éclaté sur l’assiette (photo). La gélatine qui n’a plus de forme perd sincèrement de son attrait. Si «seuls ceux qui prennent le risque d’échouer spectaculairement réussiront brillamment» (selon Kennedy), alors il y a un futur pour moi dans la cuisine, car ma peau de banane n’a pas entraîné ma mort.
Article publié dans l‘Echo Magazine
Bonjour,
Que c’est beau, votre plat ressemble à une pierre étrange arrachée à une falaise de calcaire normand, sorte de gemme sortie du ventre de la terre comme un éclat de rose.
Bonne journée