Il y a 17 ans, j’avais peur quand je me suis fait conduire à l’hôpital. J’accouchais de mon premier enfant et j’étais jeune. Chaque détail comptait, du sourire de la sage-femme à la couleur joyeuse des murs. Universel et singulier, ce moment détermine la vie des femmes comme un rite ancien qui les marque au fer rouge. Ainsi il m’est possible de savoir ce que Marie a vécu cette nuit du 24 décembre dans le froid. Il me suffit de me rendre dans une étable. La paille se tord sous mes pieds dans la lumière basse de décembre. Si les étables contemporaines sont bien aérées, si celle dans laquelle elle a accouché ressemblait à un abri de fortune, les similitudes sont flagrantes. Le bovin est, depuis 2’000 ans, le même animal au silence bruyant et à la lenteur mouvementée. Ne dormant que deux minutes par jour et ruminant une grande partie du reste, il bougeotte dans son espace, décollant ses sabots de la paille souillée. La sphère du bœuf est étroite. L’odeur emplit mes narines alors que je m’imagine accoucher ici, si loin de chez moi. On m’a recouverte de protections me rappelant que mes habits risquent de s’imprégner du «parfum de la ferme». L’espace n’est pas laid, mais il n’est qu’utilitaire; des lattes en bois aux nœuds apparents vieillis par les passages, des ballots de paille pour aspirer les excréments, du foin verdâtre avec lequel se nourrir.
Le point d’eau est unique, mais c’est surtout le froid qui me touche. Il entre en moi discrètement alors que je cesse de bouger, il pénètre progressivement, me piquant le nez comme le foin sur lequel je me suis assise. En cette fin d’année à Bethleem, il fait 14 degrés le jour et 3 degrés la nuit. S’il me faut deux duvets la nuit, et si elle se déplaçait à dos d’âne, si j’ai froid aux pieds sans mes nombreuses chaussettes et qu’elle était sur la paille: elle a eu froid, du froid sordide qui nous immobilise et nous fait trembler. On
a alors probablement approché l’animal à la respiration d’herbe, on l’a mis tout proche, dans la pénombre d’un monde sans lumière électrique. Le bovin, dont la peau ne respire que par le museau, l’a probablement humidifiée de sa molle rumination. Les sabots crottés sont venus tout près alors qu’elle aurait sûrement désiré accoucher dans un minimum de propreté. Mais, comme toutes les femmes qui mettent au monde dans l’urgence, elle n’a peut-être rien vu, poussée par la force ancestrale du corps féminin. Elle l’a mis contre elle. L’unique endroit chaud, l’unique endroit propre. Elle est représentée ainsi depuis toujours, dans le geste maternel de la primale protection. Elle a peut-être eu peur, comme on l’avait à l’époque de la grande mortalité infantile, comme on l’a toutes. Elle s’est peut-être demandée: «Dans cet endroit-ci si simple? Dans cet abri si sale?» et puis elle a dit oui, de nouveau, et elle a fait confiance.
Article publié dans l’Echo Magazine
Quelle belle vision de la nativité! Bien crottée et intense. C’est « L’Evangile selon Saint Matthieu » de Mel Gibson, épisode II: Noël.
Merci beaucoup de nous rappeler la force de l’incarnation.