Les sensations de l’été suisse sont tout à fait singulières. Il y a l’encaissement ouvert des montagnes ; ce froid obscur sur la peau alors que l’on s’habitue au passage du dur soleil éblouissant et que l’on rentre dans l’humide cache-cache de la vallée. L’herbe tantôt musicale tantôt silencieuse qui coupe les jambes dans les sentiers, l’écho désarticulé d’une cloche de pâturage et finalement le village. On l’a désiré et il est là, comme une promesse de beauté paisible. Les façades hachurées du bois se dessinent vieilles de centaines d’années. Enfin, voilà les géraniums. Comme une surabondance de couleurs et de massifs, ils dépassent les devantures au point qu’on les croirait chavirer. On les a déjà vus sur les anciennes façades poudreuses des maisons peintes à la chaux, plus bas dans les vallées comme partout ailleurs en Suisse. Entre ruelles de pavés, places publiques, bords de lacs, belles statues et fourmillement de touristes, les généreux géraniums habitent l’été « de chez nous », recouvrent notre patrimoine et le suspendent dans le temps, saisonnier mais éternel de la carte-postale.
Entre mythe et patrimoine il est difficile de comprendre pourquoi le géranium (ou de son vrai nom pélargonium) habite l’héritage suisse. Pourquoi est-ce que cette plante, originaire d’Afrique du Sud est désormais indissociable de notre imaginaire ? l’hypothèse veut que nous ayons associé le géranium aux chalets lors de la création du « grand » mythe suisse pour favoriser l’unité nationale, mais aussi le tourisme. C’était la fin du XIXème siècle, les étrangers affluaient nombreux, surtout du Royaume Uni, pour conquérir les montagnes. Dans le mélange inter-frontalier de cette époque, il est probable que des botanistes soient venus en séjour et aient participé au mélange des plantes et des traditions horticoles De plus, à cette époque, les régions suisses ne montraient pas d’harmonie esthétique et la paysannerie de montagne était pauvre. La grande exposition nationale de 1896 à Genève aida à ce travail d’unification de l’image helvétique. Pour la première fois on associa chalets bien tenus, armaillis bien habillés, vaches décorées, montagnes et cascades (faussement construits pour l’occasion) et on para les façades. On peut presque penser que le choix du géranium fut politique. Les guerres successives ne firent qu’augmenter ce sentiment national d’une cohésion, protégée par les montagnes et enrichie par une esthétique des cimes et des plaines, des habitations et du peuple.
Au début des années 1950, la ville de Berne lança un projet décoration de ses façades dans le cadre de son jubilé. Elle proposait d’offrir à ses habitants les fleurs et le travail de mise en caissettes (les pots que l’on met sur les fenêtres). Cette année-là, Berne employa de nombreux jeunes à la tâche et planta plus de 8’000 de géraniums. Le succès fut tel que la fête fut reconduite d’année en année. Cette fête traditionnelle de la ville de Berne est probablement à l’origine de l’engouement du Berner Mitteland pour fameuse fleur. Chaque année, début avril, au GeraniumMärit on met en caissette pour les habitants entre 15’000 et 20’000 plants de pélargonium.
Si aucune loi ne précise ne demande à la population suisse de décorer ses façades, dans de nombreux centres historiques les habitants sont fortement poussés à parer leurs fenêtres. Cette coutume est si fortement de rigueur que des sites d’expatriés partagent sur internet, entre angoisses et conseils, leurs expériences face à la contrainte d’orner leur appartement de fonction. Certains logements semblent même être décorés au printemps par des garden-centres et ont l’obligation de rendre les fleurs en bon état à l’automne. Divers résidents laissent apparaître avec humour sur les forums le désir de remplacer leurs fleurs par des fausses, afin d’éviter tout problème.
Qu’a-t-elle de spécial, cette fleur si ontologiquement étrangère et si profondément suisse ? Dans son climat habituel le pélargonium est une plante vivace, c’est-à-dire que son cycle lui permet de renaître chaque année, en plein sol et à ciel ouvert. Il existe, en Grèce, des pélargoniums de plus de 5 mètres. Elle est connue pour sa robuste résistance au soleil, sa grande insensibilité aux maladies et ses couleurs variées. Devenue helvétique, elle doit toutefois s’acclimater à nos besoins. Elle ne peut survivre que si elle n’est exposée au soleil qu’entre mai et octobre. Les balcons exposés sont les lieux privilégiés de sa croissance : plus elle a de soleil et mieux elle se porte. Les suisses se sont donc conformés au besoin de l’hivernage, descendant avant le début du gel, les caissettes dans leurs caves. Là elles résistent sans aide jusqu’au printemps. Cette tradition, que nous avons vu nos grands-parents s’imposer, n’est malheureusement plus de vigueur. Le monde change, les caves ne sont plus que de petits cagibis d’appartement et il est plus facile d’acheter des géraniums que l’on jettera en fin de saison. On en est donc venus à considérer cette plante comme une plante annuelle.
Cette longévité de la fleur permet de comprendre pourquoi il est si facile de trouver, dès fin mars, des publicités offrant des plants de fleur pour moins de deux francs. Les grands centres commerciaux proposent en effet des plantons fragiles, qu’il faudra protéger comme des nouveaux nés. S’ils promettent d’être « label suisse », ils sont bien différents des plants cultivés par les petites jardineries et garden-centres spécialisés dans les plantes de collection. La différence de prix se justifie par de nombreux facteurs : rareté des plantes proposées (Schilliger par exemple propose des plantes de collection, dont l’espèce est protégée par des droits), plante née d’un semis (donc d’une graine que l’on fait pousser), ou née d’une bouture (petit bout de plante « mère » mise en sol qui donne un nouveau plant). On sait que de nombreuses jardineries importent chaque année des caisses plaines de boutures pour donner de nouveaux plants. La plupart des géraniums ne seraient dont pas 100% suisses, et c’en est presque ironique.
Si le géranium est une des dix plantes les plus populaires en Suisse, la coutume de décorer ses balcons, avec des géraniums de surcroît, est en perte de vitesse. Il en va de tant de traditions que l’on trouve progressivement ringardes. En jetant les images qui nous semblent obsolètes, nous courrons le risque de perdre aussi la mythologie à laquelle elles se rattachent. Cet imaginaire est pourtant fondamental à la transmission de notre histoire. La réponse est peut-être dans des initiatives comme celle de La fondation ProSpecieRara. Cette dernière, consciente de la perte de notre patrimoine horticole, œuvre à sa transmission. Elle a ainsi promu la vente d’espèces de pélargoniums suisses, rares et anciens, qui fleurirons un peu plus tard, et qui auront la double spécificité d’être à la fois originaux, mais profondément enracinés dans l’histoire qui les a rendus fameux (pour leur vente voir l’encadré). Il faut applaudir la créativité de cet acteur qui nous permet de joindre sans peine le passé inaccessible de la carte-postale et le futur, inimaginable, d’un pays à la recherche de sa nouvelle identité.
A ne pas manquer :
Il est possible de trouver plus d’informations sur les géraniums dans les chroniques de Monsieur Pasquier, horticulteur et chroniqueur à la Liberté
La sortie du numéro spécial géranium de l’association ProSpecieRara
Le marché aux géraniums de la Ville de Berne sur la place fédérale, 23-24 avril 2015
Pour la première fois en Suisse Romande : Marché aux géraniums avec plants ProSpecieRara, 9 mai 2015 à Vernier.
Le sentier aux géraniums du village de Grimentz, dans le vieux village de juin à octobre.