Lorsque Jacques Cartier revint du golfe du Saint-Laurent qu’il venait de découvrir, il ramena fièrement avec lui un arbre de belle stature. C’était en 1534. Ni le voyage, ni le sel marin, ni le manque d’eau, ni l’écrasant soleil, ni même les marins affamés n’eurent raison de cet arbre redoutablement résistant et il fut présenté aux Français comme l’«arbre de la vie». C’est en effet ainsi que les Hurons du Canada appelaient le thuya.
J’ai hérité comme de nombreux petits propriétaires d’une haie de ces «arbres de vie» et j’enrage devant la monotonie de cette verdure omniprésente dans le champ visuel suisse. Mon regard traîne parfois sur ma haie qui est longue de quelque 80 mètres et je ne peux pas ignorer que le temps de la taille approche. La tradition veut d’ailleurs que l’on taille les thuyas dans les mois en «a» (avril et août). Si l’arbre de vie résiste à tout et
peut donc être taillé à peu près n’importe comment, un fond d’angoisse persiste en moi, car une haie suisse, en thuyas ou autre, se doit d’être une haie parfaite.Comment dompter une haie de trois mètres de haut qui désire redevenir sauvage? Elle est comme un adolescent encombrant dont on désire la perfection. Un thuya non taillé prend la forme qu’il veut, il peut atteindre 30 mètres de haut et vivre 200 ans. Il faut donc freiner cette irrésistible croissance. J’ai trouvé une échelle qui ressemble à un petit pont sur laquelle je grimpe avec mon outil qui fait penser au museau du poisson-scie et j’égalise en coupant tout ce qui dépasse. La seule méthode, en bref, est de s’y mettre. Comme pour l’adolescent, rien ne nous prépare à la durée de la tâche et à sa répétitive monotonie.De temps à autre on prend de la distance et on admire le travail. «Oui, le sens global est approximativement cohérent». Les erreurs sont nombreuses, car le thuya cache sous son étonnante flexibilité une âme sensible. Certes il survit, mais trop rabattu, il garde des marques sèches où le vert ne repousse plus. L’avouerai-je? Ma haie mal aimée est couverte de cicatrices.
«Que vont dire les gens?» est bien la seule motivation pour obtenir une haie parfaite. J’en vois qui ressemblent à des murs de béton vert et je peux imaginer la rigueur du jardinier qui les a disciplinées. Consciente de mon penchant pour les arbres moins domestiqués, je parle à ma haie adolescente tandis que je la coupe: «Tu rêves de Canada, de grandeur et de liberté, mais tu dois t’y faire: tu as été plantée dans le petit espace suisse et ici, il va falloir que tu gagnes ta liber- té autrement. Puisque tu ne peux pas la trouver dans la hauteur, trouve-la dans tes racines».