La ronce Rubus fruticosus est formidablement vivace. Ses longs bras arqués, appelés drageons, s’élancent vers le ciel à plus de trois mè- tres de hauteur. Ses tentacules recou- verts d’épines crochues (la ronce vient du latin rumex, qui veut dire dard) plongent vers le sol, se chevauchant et attendant le bon moment pour se multiplier. Chaque drageon peut, en effet, s’enraci- ner en automne par simple contact avec la terre – c’est le marcottage – ou en s’étirant sur le sol pour le coloniser. Ces tech- niques donnent à la ronce la réputa- tion d’être immortelle. Comme les têtes de l’Hydre de Lerne, il ne suffit pas de couper ses bras tentaculaires pour la détruire; ils ne font que repousser plus vigoureux. Sa forme de chimère polymorphe la rend impossible à cataloguer en botanique. Il y aurait plus de 1000 espèces de ronces. Capable de survivre avec une pluviométrie minimale et une luminosité de moins de 10%, la ronce existait avant l’apparition des hommes et elle leur survivra.
Je regarde par la fenêtre mon ennemie s’élancer à la conquête de mon jardin, voulant engloutir l’espace comme si elle avait une âme. J’hésite devant l’ampleur de la tâche et mon infériorité évidente. Pourtant, la mythologie veut que le héros démuni s’élance avec l’idéal guerrier qui le caractérise, inconscient du danger. Me voilà donc dans un talus rai- de, entourée de toutes parts de bras piquants presque hauts comme moi. Comme Persée à qui on a donné un cheval, Pégase, des pieds ailés et un bouclier, j’ai des armes de choix: sécateur, bottes hautes et gants de cuir. L’enchevêtrement est comme le labyrinthe du Minotaure et j’avance l’arme au poing, branche après branche. Je démêle et m’entremêle, m’accroche et me pique, je tire, me griffe et déracine. Petit à petit je viens à bout de la bête.
C’est dans sa résistance que la ronce est la plus mythologique. Comme un fléau dont nous ne connaissons pas la durée, il faut la combattre en la rasant au sol, encore et encore. C’est alors qu’elle s’affaiblit et progressivement décède. Bien sûr, il serait possible de faire appel aux dieux de la chimie bâloise qui ont des raccourcis tout à fait efficaces sous la forme de poisons radicaux et je sais qu’aucun héros n’a jamais rechigné devant l’aide des dieux.
La mythologie n’est pas faite pour les cours d’histoire, elle se vit dans nos jardins. En moi cohabitent l’âme d’un jardinier tranquille et d’un héros. Nous devons affronter bien des combats et celui contre les ronces n’est pas le plus terrifiant, mais c’est devant l’ennemi que se révèle le héros. Quelle est votre étoffe?